Si goûter plus que tout l’inconnu est un péché, alors condamnez-moi, mais ne me condamnez pas seul, envoyez en Enfer l’entièreté de Lisbonne.

Je suis né sur un port. Je sais comme la curiosité s’émousse lorsque les bateaux reviennent toujours avec le même chargement. À Gênes, plus personne ne faisait fête aux arrivées puisque plus personne n’en attendait rien de neuf.

Aucune lassitude de cette sorte dans ma nouvelle patrie.

Je n’étais pas arrivé au Portugal depuis une semaine que, soudain, au beau milieu d’une matinée, relevant la tête de mon labeur d’écriture miniature, je m’aperçus que mes camarades quittaient précipitamment l’atelier. Je me lançai à leur suite. Sans doute un incendie s’était-il déclaré et, malgré ma passion naissante pour les cartes, j’étais peu désireux de rôtir en leur compagnie.

 

Dans la rue, tout le monde courait. Je me joignis au mouvement sans le comprendre puisque personne ne daignait répondre à mes questions.

Les maisons se vidaient. On en voyait surgir ceux qui n’en sortent jamais : des cuisinières ébouriffées, leur louche toujours à la main ; des mères demi-dépoitraillées, un enfant pendu à leur sein ; des ancêtres en chemise et baveux qui semblaient quasi morts ; des amants surpris dans leurs ébats et qui se rajustaient tant bien que mal dans leur course ; sans oublier les chats, les chiens, des poules, des dindons… La foule ne cessait d’enfler et de crier.

Bientôt nous débouchâmes sur le quai et d’un même élan nos bras se levèrent et pointèrent vers l’horizon comme pour nous indiquer les uns aux autres ce que tous nous voyions.

 

Cent fois, accompagné de la même foule, j’ai assisté à la même scène.

Et chacune des cent fois le cœur m’a battu aussi fort. Chaque fois je me suis senti plus vaste, grandi par le voyage dont je voyais le terme et qui n’allait pas tarder à livrer sa récolte. Chaque fois j’ai dû lutter contre moi-même pour ne pas plonger et nager au-devant du bateau qui arrivait.

 

Ce rituel immuable est la respiration du Portugal.

Une caravelle avance lentement, poussée par la marée montante. Ses voiles ne sont que des lambeaux rapiécés, ses mâts ne semblent tenir debout que par miracle. Quelle guerre a-t-elle menée, contre quels ennemis ? Plusieurs de ses bordés sont enfoncés, son château arrière n’est plus qu’une ruine.

Une chaloupe s’approche, battant pavillon du Roi.

Une silhouette noire descend de la caravelle dans la chaloupe.

Cette silhouette noire est celle du notaire.

Depuis Henri le Navigateur, chaque caravelle embarque un notaire. Il a pour mission de tenir chronique scrupuleuse du moindre des événements survenus tout au long de l’exploration. C’est lui qui décrit par le menu les Découvertes. C’est lui qui garde dans une bourse l’or rapporté d’Afrique.

Et maintenant la ville entière, amassée sur le quai, regarde la chaloupe et ses huit rameurs glisser sur le fleuve. Le notaire se tient debout. Jamais les autres notaires, les notaires terrestres, ceux qui ne prennent jamais la mer, ne connaîtront semblable gloire. Chacun sait que le Roi l’attend.

Une fois la silhouette noire débarquée, les yeux se retournent vers la caravelle. Maintenant qu’elle s’est assez rapprochée, on peut distinguer l’équipage. Il semble fait de vieillards, la peau devenue cuir à force de soleil, les cheveux blancs de sel ou de peur. Sans doute qu’à l’autre bout du monde, le temps passe plus vite. On lance des amarres. La caravelle s’immobilise enfin. Les marins scrutent : laquelle est ma femme parmi toutes celles du quai ? Et les femmes scrutent les marins : lequel est le mien ? Comment voulez-vous qu’ils se reconnaissent quand l’absence qui s’achève a duré parfois six ans ?

 

Maître Andrea s’impatientait :

— Ouvrez les yeux, bon Dieu !

Deux d’entre nous, plus agiles que les autres, avaient réussi à grimper sur un pan de mur et décrivaient le pont de la caravelle. À leurs pieds, l’atelier tout entier regroupé trépignait.

— Des étoffes rouges et blanches…

— Aucun intérêt pour nous, continuez !

— Attendez que je compte, dix, onze,… quinze Noirs, dont six femmes, aucune jolie, et cinq enfants.

— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

— Des plantes étranges, grandes et vertes. Elles portent deux sortes de pommes de pin géantes, aussi grosses que des têtes d’hommes.

— Et alors ?

— Ah, autre chose ! Les marins commencent à sortir des cages. On dirait des oiseaux.

— Quelle couleur ?

— Les uns vert vif à tête rouge, les autres gris à tête blanche.

— Et les becs ?

— Gris pour les premiers ; noir brillant pour les seconds, et très crochus.

— Voilà qui est mieux, beaucoup mieux ! Des perroquets…

Maître Andrea nous donna l’ordre de ne pas quitter les perroquets jusqu’au marché où ils seraient vendus.

Et tendez bien l’oreille ! Il arrive que ces oiseaux laissent échapper, en une langue facile à traduire, outre certaines indications sur les pratiques des sauvages, des informations utiles, comme la fréquence des tempêtes aux abords de tel ou tel cap, ou la présence de métaux brillants non loin de leur forêt natale.

Hélas, d’autres maîtres cartographes avaient eu la même idée. Si bien que, pour nous approcher des perroquets, nous dûmes faire le coup de poing jusqu’au soir.

J’y gagnai un certain prestige et une tranquillité qui ne fut plus remise en cause. Écrire petit n’a jamais empêché de frapper fort.

L'Entreprise des Indes
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